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Île Maurice
samedi, novembre 23, 2024

Maurice : une aire de musique singulière

Imaginer le monde sans musique, c’est l’enfer. Ça l’est plus que jamais à Maurice où la musique a une fonction sociale essentielle que masque parfois la légèreté de ses accords. Son histoire est complexe – comme l’est la société mauricienne – mais elle est passionnante… 

Merveilleux esclaves qui, n’étant personne et ne possédant rien, ont su, de quelques cailloux, deux morceaux de métal et une peau de chèvre, inventer une musique pour reprendre possession de leur corps dont d’autres s’étaient fait les propriétaires. Comble de la puissance de la liberté créatrice, cette musique, le sega tipik, deviendra paradoxalement l’identité sonore du pays qui avait entrepris de les exclure de la communauté. Elle est aussi un avertissement pacifique aux potentiels esclavagistes modernes : le corps animé par l’esprit est indomptable !

Un vaste champ musical

Se débarrasser par catharsis (purification mentale) de son histoire infernale sur terre en la racontant en notes de musique et en mots pour entrer dans un intermède paradisiaque en devenant seul corps écoutant et dansant… à l’évidence, c’est la fonction du sega mais n’est-ce pas, finalement, à des degrés divers, celle de la musique en général ? Le seggae, invention mauricienne plus tardive, fusion du séga mauricien et du reggae jamaïcain, et le séga rodriguais n’échappent pas à cette règle, pas plus que la part indienne de la musique de l’île – notamment la chanson bhojpurie – qui, étrangement à l’envers de la représentation démographique, est moins emblématique du pays (ou moins connue de tous) que la créole.

On pourrait ajouter, pour couvrir complètement le champ musical à Maurice – qui est à l’image de l’île, multiculturel –  la chanson française des années 60 et 70, si prisée des anciens qui aiment tant se retrouver en famille dans des bals et danser sur des chansons « romantiques », se berçant d’une douce nostalgie qui, au demeurant, est une forme de fuite du réel présent… mais il ne s’agit pas ici de musique spécifiquement mauricienne. D’autres formes musicales, moins « grand public » et ne puisant pas leurs racines dans l’occurrence mauricienne, ont également leur audience. Le Conservatoire François Mitterrand à Quatre Bornes produit de futurs interprètes de la musique classique de l’hémisphère nord mais n’est pas insensible à la musique locale puisqu’il en présente histoire et objets dans un délicieux petit musée. Il y a aussi un rock mauricien, et le blues et le jazz ont leur festival Mama Jaz et leurs représentants Made in Moris reconnus, d’Éric Triton à José Thérèse, saxophoniste de talent, mort trop jeune en 2014, qui fut plus qu’un musicien puisqu’il s’impliqua dans la vie sociale du quartier de Roches Bois en créant Mo’Zar, une institution qui a pour objectif, en utilisant l’apprentissage de la musique et plus précisément du jazz, de lutter contre l’exclusion sociale, dont Philippe Thomas a repris le flambeau.

Un vecteur culturel essentiel

Pour Daniella Bastien, anthropologue mauricienne qui collabora à la création d’un important dictionnaire créole, les Mauriciens ont la musique dans la peau et elle est tout naturellement un vecteur culturel essentiel, aux enjeux sociopolitiques plus importants qu’il n’y paraît ; elle a fait bourgeonner une langue commune, le créole, qui s’est en grande partie construite à travers la chanson (et ce n’est pas un hasard si le chanteur Bruno Raya, du groupe OSB, participa à l’élaboration du dictionnaire) ; elle favorise fusions transcommunales et sentiment d’une histoire commune. Le chanteur Jean-Claude Gaspard le dit autrement : « Le séga, c’est la cerise sur le mauricianisme. Dans n’importe quelle fête – indienne, musulmane, hindoue, tamoule, créole – bizin ena sa tibout séga. Le séga fait partie des choses qui nous rassemblent. C’est notre ciment à nous, les Mauriciens ».

La musique à Maurice, si elle est une constellation de planètes de genres musicaux d’importance variable, avec des forces d’attraction variées, des durées de vie diverses, est en constante interaction, mouvement, transformation. Un magma en fusion qui pourrait être l’expression d’une communauté mauricienne qui se cherche mais ne s’est pas encore parfaitement trouvée.

Accompagnant l’histoire du pays, il y a des périodes musicales fortes telles la chanson engagée et revendicatrice des années 70 à 90 dont la police a même, un temps, légalement réprimé l’expression et qui est peut-être devenue maintenant plus « descriptrice » d’une situation sociale difficile ou « invocatrice » de nouveaux comportements, d’une prise de conscience écologique… C’est ainsi que, de Menwar (parfois dans un registre transfrontalier avec l’expérience Tiombô regroupant musiciens mauriciens, français métro et réunionnais), Bam Cuttayen et son « Lakok pistas », Kaya l’incontournable et tragique voix du seggae, Ras Natty Baby, Cassiya, OSB, elle a glissé insensiblement vers Natir Chamarel, Bigg Frankii ou Blakkayo, de forte expression mais moins frontale et renouant peut-être, modernité en plus, avec la tradition du ségatier historique Ti Frère.

En 1982, Micheline Virahsawmy impose avec succès un séga engagé contre l’injustice et pour le droit des femmes : « Bizin aret sa zafer lev zip la. Bizin aret met deryer deor dan sega ».

Inconnue des touristes, la chanson Bhojpurie qui porte la parole des coupeurs de cannes s’est démodée mais renaît régulièrement de ses cendres comme elle le fit avec les Bhojpuri Boys, ou encore aujourd’hui avec Rajkamal Chintamunee dont le clip Kamkarwa évoque le dur labeur des anciens dans les champs qui ont contribué à la construction du pays.

La musique transcende les communautés

La musique sert finalement le grand pouvoir de résilience des Mauriciens qui, peu à peu, tant bien que mal, finiront un jour comme un peuple émancipé du communautarisme et des injustices qu’il recèle.

Elle transcende les communautés de façon inattendue : sega, seggae, chanson bhojpurie ont eu et ont encore pour thèmes la misère ou la difficulté de vivre que les enfants des « esclavés » ou des coupeurs de canne engagés ont en commun, au-delà des origines ethniques. Caroline Déodat, docteure en anthropologie sociale et ethnologie, remarque dans ses recherches un séga dans lequel les langues bhojpuri et créole se mêlent en un dialogue poétique…

L’ethnomusicologie elle-même dévoile la rencontre de la langue bhojpurie avec une poétique créole et celle de la musique folk villageoise indienne avec le rythme du séga afro-malgache, et montre la créolisation des formes musicales indiennes.

Les Geet Gawai indiens, exclusivement chants de femmes, ont pour but, dans un mélange de rituel et d’entertainment féminin non censuré créant une ambiance sensuelle et intime, de préparer la future mariée à sa vie de femme, ou de s’adresser à un futur marié ! Certains instruments que les femmes utilisent alors sont des objets de la vie quotidienne : cuillères, capsules de bières, récipients de cuisine, pour retracer, entre autres, l’histoire de leurs ancêtres en les accompagnant d’accessoires-souvenirs : outils, tissus, bijoux…

Le passé évoqué et ses nostalgies douces amères ne sont-elles pas cousines – même lointaines – des plaintes nostalgiques créoles, et possibles ferments d’un authentique avenir collectif ?

L’interprétation de chansons de films bollywoodiens lors de mariages hindous est une pratique très vivace et peut sembler hors de propos ici mais on peut aussi y voir une manière kitsch et fantasmatique de rester en contact avec sa part indienne déchirée.

Quand l’unité transcommunale ne passe pas par la langue, elle passe par des sentiments communs. Et si le sentiment nostalgique appartient à tout un chacun, il a, sans doute, un goût singulièrement pimenté dans la bouche des déracinés, or, nous y reviendrons, tous les Mauriciens, sans exception, sont des déracinés…

« Krapo Kriye », chanté en créole par Ram et Nitish Joganah, est devenue, quelle que soit leur origine, hindoue, tamoule, telegu, musulmane, chinoise ou créole, une sorte d’hymne national bis porté par tous les Mauriciens, suivi dans la mémoire collective par « La riviere Tanier », une berceuse séculaire, et « Lame dan lame » des frères Gowry, indiens, ou par l’iconoclaste « Bhai Aboo » repris d’un kawal bollywood par le créolo-tamoul Claudio.

Le morceau « Aooo Natcho » incrusté par Alain Ramanisum dans un mariage indien sous la forme d’un séga bollywoodianisé parle, ô combien, d’une attente transcommunale !

Et n’est-il pas remarquable, d’un « point de vue arc-en-ciel », que le premier album de reggae en créole fut produit par un certain Percy Yip Tong ?

Les Mauriciens d’origine européenne entrent aussi dans la ronde et ne se tiennent pas à l’écart du champ musical de l’île. AnneGa chante en anglais et à présent en créole. Le groupe atypique Patyatann, au son parfois chamanique, est emblématique d’un Maurice idéal, ses membres (et leurs instruments !) de toutes origines communiant dans des idées progressistes et louant la paix et l’unité…

La musique se transcende elle-même

Sous la pression de toutes ces influences, la musique se transcende elle-même !… en dépit de la résistance du sega tipik des origines, sur scène ou dans des joutes animées, notamment par les voix de Nancy Derougere, Fanfan, Josiane Cassambo ou Michel Legris.

Les rythmes reggae et séga fusionnés en seggae créent un nouveau tempo subtil, décomposant en filigrane chaque temps de façon ternaire dans un écrin global plus enlevé et d’apparence binaire, peut-être plus propice à une expression sophistiquée du déhanchement des corps dansants…

Les chants bhojpuris évoluent, les orchestrations, les chorégraphies et les rythmes se transforment sous l’impulsion des danses de salon européennes et de la tradition du séga, la danse de couple s’introduit dans la société bhojpurie…

Le sega tambour rodriguais, en s’électrifiant et en rassemblant créoles et métis, a quitté les arrière-cours pour donner le segakordeon ou sega salon !

Le développement hôtelier sous l’impulsion de Sir Gaëtan Duval a offert un débouché professionnel tant aux ségatiers qui ont inventé le segalotel qu’aux joueurs de sitar indiens qui ont participé à la création de la muziklotel, au même titre que la chanson bhojpurie ou le genre jazz…

En accélérant le rythme des danses de salon de la vieille Europe telles les mazurkas et les quadrilles, Roger Augustin et quelques autres ont animé les bals rann zariko dans un but de pur divertissement. À Rodrigues encore aujourd’hui, on va au bal kadri (quadrille) !

Et un des summums de « l’officialité » du séga (donc de son transcommunalisme) est le parcours de Serge Lebrasse qui, après avoir été chanteur de l’orchestre de la police, a fait danser les foules arc-en-ciel aux sons de son groupe Kanasucs, fut moult fois distingué et même salué par feue la reine Elizabeth II !

Enfin, la musique se professionnalise avec la naissance en 2017 du MOMIX, un marché de la professionnel, plate-forme d’échanges entre locaux et étrangers pour la promotion de la musique mauricienne. Par ailleurs, de nouvelles scènes sophistiquées apparaissent, telles le N’Joy à Grand Baie, restaurant-bar-lounge totalement dédié à la musique…

La musique, vecteur du mauricianisme

Sans doute l’histoire et la construction de Maurice qui, ne l’oublions pas, sont les fruits d’arrivages successifs de populations sur une terre vierge de toute présence humaine, prédispose à une capacité naturelle à la fusion ! Tous ses habitants sont finalement des déracinés, colons européens comme travailleurs africains, malgaches, asiatiques ou indiens, et ce puissant affect commun originel n’est sans doute pas étranger à leur étonnante résilience et à leur créativité. Pour satisfaire à la complexe unité nationale, les Mauriciens sont capables de telles inventions improbables qu’on se plaît à imaginer qu’un jour futur, un homme d’état étranger soit reçu en grandes pompes au son de Krapo Kriye par un orchestre symphonique qui comprendrait des sections de ravannes et de maravannes, des cuillères et des karay, des guitares électriques et des danseuses de sega froufroutant en couleurs arc-en-ciel ! En attendant ce jour, qui freine un mauricianisme qui pourrait être synonyme d’un commun égalitaire et joyeux ? Sans doute pas le peuple qui le vit depuis longtemps à travers la musique et pourrait adopter en devise nationale cette phrase de Bruno Raya qui résume le travail d’OSB ainsi : « Miltipliyé pou mié partazé »… Zoli program !

Post-scriptum : que les artistes qui ne sont pas cités dans ce dossier ne nous en veuillent pas. Ils sont des centaines, talentueux, et La Gazette n’est pas un dictionnaire. Cependant, nous les convions, ainsi que les lecteurs, à se retrouver sur le site www.filoumoris.com, élaboré par un amoureux fou de la musique mauricienne et indianocéanique : Philippe de Magnée. Grâce à des décennies de travail passionné, et sans aucune intention mercantile, il laisse aux Mauriciens un véritable trésor national, unique et riche de plus de 18 000 titres. Puissent ceux-ci en prendre conscience et tout faire pour le sauvegarder à jamais !

Post-post-scriptum : Le Group Abaim crée ou recrée, avec des collectifs d’enfants et d’adultes vulnérables, une riche matière musicale sur la base du patrimoine immatériel de Maurice qu’elle produit en merveilleux disques et livres-disques dont certains ont un succès phénoménal dans l’île. Un autre trésor mauricien. Abaim avait créé par ailleurs la première école de ravanne, il y a 37 ans ! www.abaim.mu

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