Une fois n’est pas coutume, en ce dernier mois de l’année, La Gazette Mag donne la parole aux hommes. Animée d’une curiosité à peine masquée, j’ai sollicité Jérôme, Alain et Arnaud, trois sympathiques profils, pour sonder leur vision – d’antan à aujourd’hui – de la célébration de Noël, cette joyeuse fête religieuse, conviviale, familiale… Et recueillir leurs douces confessions. Delphine Raimond
Jérôme
« La famille, c’est la base, les liens, la protection. »
À 41 ans, Jérôme Monus est entrepreneur à son compte dans l’étanchéification. Consciencieux, courageux, ce Mauricien visite tous ses chantiers, chaque semaine, aux quatre coins de l’île, pour rester digne de la confiance que lui accordent ses clients. Il croule sous le travail, du 1er janvier au 31 décembre, mais n’est pas plus riche, me confiant, résigné, avoir perdu beaucoup d’argent : contrats non honorés, engagements non tenus, y compris par « de gros clients », sans principe ni vergogne. S’il a toujours payé ses ouvriers, il revient sur la difficulté d’en recruter : « Les bons artisans, ça n’existe plus à Maurice ! » Tandis qu’il garde le cap et le sourire, je ne suis pas surprise d’apprendre qu’il ne s’accorde qu’une dizaine de jours de congés par an et n’en prendra aucun pour Noël.
Résidant avec sa femme Gaitree, leur fils Justin (16 ans) et leur fille Jessy (10 ans), à Cité Barkly, Beau Bassin, il me rassure immédiatement sur ses conditions de vie et la pleine confiance qu’il accorde à ses enfants, dotés d’un précieux discernement qu’il est fier de leur avoir inculqué. Très jeune, Jérôme s’adonne à tous les sports et échappe sans effort aux fléaux des quartiers sensibles, me précisant que tout ça ne l’intéressait pas ! « Très tôt, ma vie n’a été que travail et sports : boxe, foot, athlétisme… » Aujourd’hui, ses enfants portent un regard juste sur ce qui est bon ou pas : « Les miens, ceux de ma sœur, de ma cousine ont déjà compris ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. L’éducation familiale est, selon moi, plus importante que l’éducation académique, elle délivre les valeurs et principes. »
Ce papa cool, qui pratique le foot tous les mercredis à Chebel, sait néanmoins faire valoir son autorité. Se défendant de parler de chantage, il m’explique sa philosophie consistant à récompenser l’effort par l’effort : « Si tu me demandes quelque chose, quel qu’en soit le prix, tu l’obtiendras, en me donnant des résultats. » S’il s’autorise quelques sorties en famille durant les vacances scolaires, il trouve peu de temps pour en profiter davantage, mais reste aussi présent que possible, y compris après chaque rude journée de travail. « Ce n’est pas facile de donner à ses enfants ce qu’ils demandent, me confie-t-il avec un pincement au cœur, mais l’essentiel est de pas se décevoir mutuellement. » Attendrissant, le chef d’entreprise revient de loin, s’est forgé seul, très jeune, ne pouvant compter que sur lui.
D’aussi loin qu’il s’en souvienne, l’enfant qu’il était n’a jamais vécu de « vrai » Noël. Lorsque son papa décède à 38 ans, laissant deux petits de 2 et 3 ans et une jeune épouse qui ne sait ni lire ni écrire, la vie se gâte. « Nous avions très peu de moyens… il m’est arrivé d’aller me coucher sans avoir mangé. » Élevés par leur grand-mère paternelle, pendant que leur maman travaille dur pour subvenir à leurs besoins, Jérôme et sa sœur comptent les jours pour la retrouver. Dès l’âge de 12 ans, le garçon travaille dans un supermarché de Beau Bassin, durant les week-ends et vacances, pour s’acheter le matériel scolaire et verser le reste à sa maman. C’est également là qu’il rencontre Gaitree. Il a 16 ans, elle en a 15. « On s’est laissé le temps de faire les choses correctement et on s’est mariés huit ans plus tard. » Jérôme déroule alors quelques autres épisodes difficiles de sa vie, que je préfère taire, savourant un optimisme et une humilité qui forcent le respect et l’admiration.
Il me partage la joie de préparer Noël ; j’y vois comme une belle revanche annuelle sur son enfance chaotique. Il s’implique, aide et participe. « Nous le fêterons chez nous, comme toujours. Ma maison n’est pas grande, mais j’ai de l’espace dans la cour, pour accueillir mes belles-sœurs et beaux-frères, les cousines et cousins de mes enfants, leurs grands-parents maternels… soit une vingtaine de personnes de toutes les générations ! Traditionnellement, la maison et la cour sont décorées, on danse, on chante… » Mais avant de partager les festivités, il y aura le fameux tirage au sort pour l’échange de cadeaux, livrant à chacun la surprise du nom du bénéficiaire. À ce propos, justement, je l’interroge sur la surconsommation inhérente à ladite période. « C’est une coutume, me lâche-t-il en riant. Les Mauriciens dépensent énormément, se lâchent pour se faire plaisir, parce qu’ils ont bien travaillé toute l’année. Me concernant, je fais mes calculs et gère mon budget au plus juste. Cela me demande beaucoup d’efforts, mais l’essentiel est de ne jamais dépendre des autres ! » À coup sûr, son miracle de Noël tient à des choses simples : « Que ma famille reste en bonne santé est mon plus beau cadeau. Que mes enfants aient une bonne éducation et que je puisse récompenser tous leurs efforts à Noël. Beaucoup n’ont pas cette chance, alors pour moi, parvenir à mettre un sourire sur le visage des miens est ma plus belle réussite ! »
Alain
« Noël est un bonheur tranquille… »
Écrivain, metteur en scène, journaliste, réalisateur… Alain Gordon-Gentil est riche d’un parcours culturel et littéraire inspiré de l’histoire, de la diaspora, de la politique… de son pays qu’il aime tant. Il accepte l’interview, mais restera discret quant à certains sujets : « Je ne donne pas dans l’intime, je n’ai jamais aimé ça. » Nonobstant, le contenu non mâché de ses réponses est délectable.
Nous plantons d’abord le décor de son actuelle vie professionnelle, il m’explique qu’il est sur plusieurs projets à la fois : « D’abord un documentaire, dont je ne peux pas encore parler. Ensuite, un prochain roman, que j’espère terminer vers le mois de Juin 2025. Mais auparavant, je publierai bientôt une sorte d’essai politique, que je finalise, et qui évoque nos quarante dernières années, sur le plan politique, culturel, social. »
Papa – comblé – de deux filles, Sophie et Alexa, Alain est aussi un grand-père heureux, auprès de sa petite-fille Tessy. « Il n’y a que des filles chez moi et c’est un régal ! Trois filles, trois personnalités, trois bonheurs. » J’imagine instantanément le moment délicieux que doit représenter un Noël familial et l’interroge sur ladite célébration. « Je fête Noël de la manière la plus simple possible. Car c’est là son symbole, aussi. Les grands flaflas, les dîners dans des hôtels où l’on engloutit la moitié de son salaire, ce n’est pas mon truc. À la maison, tranquilles, juste en famille, on se prépare un bon repas, on hume l’odeur du sapin frais, on parle à voix mezzo, pas besoin de grands cris de joie. Je suis absolument affolé de voir cette surconsommation qui s’empare – j’allais dire qui l’étreint – de notre société à cette période. Le comble du malheur serait pour moi de s’endetter pour acheter des cadeaux de Noël, alors que l’on a juste besoin d’être ensemble. »
En citant la symbolique religieuse sacralisant la Nativité, je découvre que si Alain vient d’une famille catholique, pour qui Noël marque bien la naissance du Christ, il a surtout compris en grandissant que ce jour était celui de la manifestation de la bonté. « Cette fête, je ne sais pas pourquoi, je la sens comme un moment qui gomme nos malheurs, nos souffrances. Comme un jour de répit magique, où la bonté devient une sorte de reine du monde. Et j’ai toujours considéré cette qualité morale comme étant la forme à la fois la plus subtile et la plus puissante de ce que l’on appelle l’intelligence. Personne ne peut être insensible, à part peut-être ceux qui s’affublent du vocable « d’intellectuel », un mot dont j’avoue n’avoir jamais compris le sens, s’il en a un… »
Ses Noëls d’enfance, qui se déroulaient dans la vieille maison familiale à Pamplemousses, au milieu des champs de canne, forment un tout dans ses souvenirs, que je bouscule gentiment, afin de découvrir ce qui lui reste en mémoire. « Rien de vraiment précis, mais le sentiment général de quelque chose de doux, de joyeux. Le souvenir vivant de cette chaleur familiale. Une sorte de rituel annuel fait de rires, de choses simples mais tellement bonnes à manger, le tout enveloppé de musique, qui a toujours (jusqu’à l’heure) joué chez nous un rôle primordial. Mes souvenirs portent les voix de Tino Rossi, de Bing Crosby et bien sûr du Minuit chrétien d’un ténor dont je ne me souviens plus du nom… Sans doute s’agissait-il de Tony Poncet. Nous étions loin de la consommation. Lorsque nous ne trouvions pas de sapin, l’arbre de Noël était confectionné. Les jouets étaient assez sommaires, mais nous rendaient heureux. Le souvenir aussi de nos chiens, des petits roquets souvent malingres qui dormaient dans la maison aux pieds de nos lits. On aimait les Noëls sans pluie. Le toit en tôle laissait filtrer sans grandes difficultés de petits ruissellements qui se retrouvaient dans les vieilles casseroles que ma mère disposait dans toutes les pièces. À 22 heures, tous les enfants étaient au lit, en espérant que le gros bouffi barbu en rouge succombe à leurs désirs. » Pour Alain, le vrai miracle de Noël serait, ce soir-là, de « redevenir un enfant, pour retrouver les sensations qui s’effacent en grandissant ». Mais quel qu’il soit, son miracle devrait durer toute l’année, jusqu’au Noël suivant. Nostalgique ? « Non. Je vis le présent avec une grande intensité et ne suis pas quelqu’un de nostalgique, même s’il n’y a absolument aucun mal à l’être : comment voulez-vous reprocher à quelqu’un de regretter des moments heureux ? Quand je pense aux instants heureux de ma vie, j’ai des poussées de mélancolie et j’adore ça. Cet état décuple mon inspiration de romancier… Comment ne pas l’aimer ? »
Arnaud
« On doit pouvoir accueillir sa famille et même au-delà… »
Lorsque je parviens à lui parler, au téléphone, Arnaud est en route pour l’IFM où il se produira au piano, aux côtés d’un violoncelliste mauricien : « C’est ça aussi, la magie et l’ambiance de Noël ! », me confie-t-il naturellement.
Cela fait vingt ans que la famille Le Masle se partage entre la France et Maurice, ces deux pays composant son histoire. Accompagné de son épouse Myriam, Mauricienne par son papa, et de leurs filles Nùna (16 ans) et Noor (14 ans), Arnaud s’installe sur l’île en août 2023, gratifiant d’un joli clin d’œil ses origines bretonnes : « Je viens d’une petite ville face à Lorient, nommée Port-Louis. » Et d’ajouter : « Les deux pays font partie de nous, de notre identité. C’est à Casela que nous nous sommes mariés, en 2007 », me précise-t-il.
En apprenant qu’il est un ancien professeur de sport et Myriam une ancienne professeure de français, je mesure le sens de leur engagement dans les domaines associatif, éducatif et artistique. Elle est écrivaine (son nom d’auteure est Mariam Sheik Fareed) et très investie à l’IFM. Il est musicien et s’occupe, entre autres, de l’équipe de volley de Flic en Flac. « Le sport fédère, rassemble toutes les origines sociales et culturelles. Nous tentons d’apporter notre petite pierre à l’édifice, sans aucune visée professionnelle ou financière. » Entre l’écriture en cours des deux livres de Myriam, les activités des enfants (sports en niveau national, musique au conservatoire, danse), les parents vieillissants dont il faut s’occuper davantage… la famille est en recherche permanente de temps, mais en trouve néanmoins suffisamment pour se tourner vers les autres et s’enrichir de tout type de rencontre.
Animé de convictions environnementales, le couple détient en France un écolodge, composé de trente-deux hébergements insolites dans les arbres et sur l’eau. « L’idée n’était pas de refaire un business à Maurice, la gestion à distance prend déjà du temps, mais de suivre nos envies artistiques et permettre à nos filles d’obtenir la double-nationalité, en vivant ici. » Pour Arnaud, Maurice représente la douceur de vivre, la déconnection géographique du business, aussi, et des racines et attaches familiales essentielles. « Ici, on peut recevoir la famille française et en profiter pleinement. Il y a beaucoup plus de partage qu’en France, alors même qu’on habite tout près ! »
Pour lui, « cette période de l’année à Maurice est exceptionnelle. Les jours sont plus longs, les fleurs et les fruits sont partout, un esprit joyeux anime le pays tout entier. L’atmosphère est imprégnée des chants de Noël, des communautés réunies dans une même liesse, de l’ambiance dans les malls et leur activité commerciale qui bat son plein ». Il n’est pas pour cette surconsommation, mais trouve plutôt plaisant cet engouement périodique, à travers les marchés de Noël, les animations, les lumières, les concerts… Je l’interroge alors sur la place de l’événement catholique au sein du noyau familial, riche de deux nationalités et deux religions. « Noël met à l’honneur une célébration qui doit être universelle et où la prégnance religieuse ne transpire pas. » Recollant naturellement au sujet, Arnaud me confie que ses filles ont vécu très jeunes des Noëls mauriciens, facilités par son activité professionnelle saisonnière. « Mais vous savez, encore une fois, la notion est universelle ! Quels que soient l’endroit, les religions, les cultures… la date symbolise la famille, les festivités, les cadeaux, les étoiles dans les yeux des enfants… mais aussi et surtout un instant de partage et de solidarité. » Cette année, leur Noël sera français et deux jeunes Mauriciennes, issues de l’atelier d’écriture de Myriam (l’an dernier à l’IFM) qui ont fait leur rentrée en France en septembre, seront probablement accueillies chez eux pour les fêtes.
Le miracle de Noël tient pour Arnaud aux mêmes dimensions humaines que chez mes deux précédents interlocuteurs : « Que tous les enfants aient un présent et qu’ils soient entourés des gens qu’ils aiment, avec qui ils sont en confiance. » Quant au récit d’un beau souvenir, ce papa attentionné se rappelle la première rencontre de ses filles avec le père Noël. « Les revoir, avec mes neveux et nièces, déballer leurs cadeaux sous le regard de mes parents et grands-parents, me rend chanceux d’avoir pu réunir quatre générations. J’ajouterais aussi le jour où mes filles et moi avons accompagné Percy Yip Tong (déguisé en père Noël), auprès des enfants des quartiers défavorisés de Rivière Noire… Quel émerveillement dans leurs yeux lors de la distribution… »