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Île Maurice
samedi, novembre 23, 2024

La vie antérieure

-Par Jacques Rombi

Le zour toi manzé, ton corps fatigué.

Après deux zours, toi force. Toi danzereux…

Eclats de rire des vendeuses de khat à même la rue de Diego, cette ville aux antipodes des antipodes où cette drogue douce est en vente libre.

Drogue ? un grand mot pour des effets qui se caractérisent par un sentiment de zénitude qui commence au bout de quelques heures. Après que l’on ait gardé entre la joue et les gencives cette pâte de feuilles mâchées qui diffuse lentement, mêlée à la salive, ce suc aphrodisiaque.

Un effet aphrodisiaque extrapolé encore par la seule contemplation de ces beautés qui défilent sous les arcades de l’avenue Colbert le soir venu. Ces actrices malgré elles d’un défilé bon enfant renouvelé chaque soir ont l’art d’éveiller en chaque homme digne de ce nom le prédateur sexuel qui dort quelque part, tapi au fond de lui.

 

En tous cas le début de l’effet du khat se remarque par une anesthésie de la joue et des gencives avant qu’un sentiment général de calme ne prenne le corps tout entier, puis l’esprit si l’on en abuse.

C’est ce que constatait Dominique, alias Doumé comme il se dit de tous les Dominique corses, dans l’île de beauté, mais aussi sur la côte provençale et même jusqu’à La Réunion d’où il venait d’arriver après sept années passées du côté de la ville de Port.

Là-bas, technicien topographe avant de passer chef de chantier pour le compte de l’entreprise Sacol, il y avait rencontré Nathalie, une Réunionnaise métissée de parents cafres-indiens et zoreils-zarabs, une beauté à la peau de miel comme seule l’île de La Réunion sait produire.

Encore étudiante, elle avait pété les plombs quand il lui avait annoncé sa décision de changer de métier : passer de topographe à chef de chantier, c’était pour elle un vrai recul professionnel.

Mais Doumé n’était pas fou et savait que ce nouveau poste allait lui permettre de gagner plus d’argent mais surtout de voyager dans la région, ce qu’il souhaitait le plus.

Et il avait visé juste, car bien informé par son pote Eddy, chef comptable dans la même boîte, la Sacol, dont le slogan est « coller la route à la terre ». La même qui emploie aujourd’hui Doumé ici du côté de Diego pour y faire la fameuse route, celle qui va enfin ouvrir la voie et rendre de sa superbe à la capitale du nord : Diego Suarez.

Diego pour les intimes, nichée au fin fond d’une immense baie au milieu de laquelle siège un îlot sacré, un « pain de sucre » comme il se dit en référence au même rocher qui domine la baie de Rio, de l’autre côté du monde.

Là, au sommet de la Grande Ile, il y fait toujours chaud, mais le vent du nord qui y souffle en longueur d’année rend cette chaleur supportable.

Ici, la beauté du site, sa proximité immédiate avec les grandes routes maritimes mais aussi avec les autres pays et continents, avaient rendus fous tous les navigateurs.
A tel point que le site, aussi immense qu’inexploré encore aujourd’hui, nourrissait encore des mythes fondateurs où se côtoyaient princes arabes déchus et fortunés, princesses comoriennes capricieuses et enlevées par quelque pirate ou corsaire à l’affût de navires à prendre d’assaut.

C’est là que beaucoup s’y échouaient, depuis qu’une équipe de corsaires renégats et intellos y avaient fondé (ou en tous cas essayé de le faire) LIBERTALIA, une ville modèle inspirée des grands courants utopistes en vogue au début du XVIIIème siècle et dont on cherche toujours les ruines de planches brûlées par des Malgaches exaspérés par ces voisins devenus trop présents.

En bref, la ville où il fait vraiment bon vivre aujourd’hui à Madagascar, celle où tout le monde se sent chez soi, résidents comme touristes fraîchement débarqués.

La ville où ils avaient choisi de vivre, ce jeune couple corse-créole tout juste marié depuis deux mois. Avant de partir, ils l’avaient décidé ensemble tant il est vrai que le couple s’aimait et parlait de mariage depuis des années. Mais aussi pour se rassurer avant ce départ plein de mystères pour Nathalie qui ne connaissait de la région que l’île Maurice où ils y avaient passé moins d’une semaine dans le cadre raffiné et non moins aseptisé d’un grand hôtel de Grand-Baie.

Ces trentenaires étaient le couple aimé de Diego, celui, sympathique, qui offrait la tournée le week end sur la plage de Ramena, à dix bornes au nord. Celui avec qui on prenait plaisir à partager le pique-nique le dimanche sur la même plage. Nathalie y avait hérité de sa mère malbaraise un art de cuisiner le cabri au massalé qui restait une curiosité dans cette baie pourtant rôdée aux influences créoles. Quant à Doumé, il ne craignait personne à la pétanque le matin, et encore moins de monde à la contrée l’après-midi. Le tout arrosé de grandes rasades de rhum arrangé et de pétards fumant d’une herbe encore fraîche mais qui montait à la tête en même temps que le soleil et les langoustes flambées au whisky.

Conclusion, ils avaient pris du poids et leur propension à picoler s’était muée rapidement en habitude quotidienne.

En six mois seulement ils constataient qu’ils prenaient la route de tous ces ivrognes qui traînaient dans les tripots, souvent des Vazahas (Blancs), mais aussi des Malgaches et des Indiens, séparés, ruinés (mais avec toujours un petit pécule qui arrive d’on ne sait où !) qui refont le monde dix fois par soir, de préférence en gueulant bien fort.

Pourtant, Doumé avait de la volonté, il était têtu en bon Corse qui se respecte, et s’était juré de ne pas abuser des drogues locales ou de l’alcool international, hormis les week ends. Il s’était juré surtout de rester fidèle à Nathalie.

Une véritable épreuve là où la tentation est si grande.

Aussi grande que le collier d’or de Naïma qui plongeait entre ses seins au fin fond de cette fente de volupté qui rend les hommes fous.
Naïma ? une copine inoffensive, qui déconnait toujours avec Nathalie et qui avait même dormi à la maison deux ou trois fois après des nuits de bringue comme on savait encore en faire dans cette région du monde.

Une intime qui pouvait se permettre de masser le cou de Doumé, de caresser ses épaules et ses bras. La chemise tombée, le jeune homme se laissait aller aux plaisirs gratuits que pouvait apporter la vie cool à Diego : boire un verre sur fond musical vintage, en l’occurrence Mick Jagger qui alternait avec Jimmy Hendrix, parfait !

Profiter du regard de ses beautés à talons, à tongs ou à pieds nus sur la terre rouge, faisait aussi parti de ces bonheurs terrestres gratuits et autorisés.

Mais le khat avait cette qualité, ou ce défaut, d’annihiler les sens pour ne plus retenir que celui de plaisir et d’intemporalité. Doumé se souvenait des paroles de la vendeuse de cette plante magique : « Après deux zours, toi force. Toi danzereux… ». Et cela faisait deux jours qu’il mâchait justement ces feuilles grasses mais, somme toute, agréables à garder en bouche à la manière des ruminants. Doumé conservait depuis le vendredi après-midi une boule de feuilles mastiquées d’un côté de la bouche, ce qui le mettait parfaitement à la mode locale qui consiste pour beaucoup d’hommes à afficher une joue proéminente à la bosse immobile.

Il avait trouvé comme parade à l’amertume de la chlorophylle, de déguster lentement et presque goutte par goutte du vieux rhum malgache Dzamanzary.

Aussi, le rhum amplifiait l’effet du khat tout comme le gros pétard de zamal qu’il venait de partager avec la belle Naïma qui avait improvisé alors une véritable danse du ventre tout en lui massant le ventre et le dos.

Ou plutôt une danse des fesses à la manière de danser le M’godro à la mode comorienne. Cette danse qui rend endiablés filles et garçons qui peuvent alors se traîner jusqu’à terre pour simuler des bacchanales.

Il suffit de balancer quelques notes de cette musique rapide où domine souvent la guitare malagasy, le vahili, pour que tout habitant des côtes et des îles en périphérie de la Grande Ile soit immédiatement atteint de tremblements des fesses et de fléchissement des genoux.

C’était d’ailleurs le cas dans toute la salle d’à côté où Marina balayait tout en tremblant machinalement. Ou de Sonia, la patronne, qui avait du mal à appuyer sur les boutons de la cafetière tant elle était déjà en phase de danse avancée, les genoux presque à terre tout en secouant les fesses dans ce rythme endiablé.

Doumé sortit alors de sa torpeur, tout transpirant il fixa Naïma dans ses yeux noirs et saturés de mascara qui lui donnait comme des cernes. Mais la flamme qu’elle avait animée était encore dans un coin du regard, dans ses lèvres entr’ouvertes sur une langue d’autant plus rose que ses lèvres étaient d’un marron brillant.

Dimanche, 15h30 et Doumé n’avait aucune envie de rentrer à la maison. Autant finir l’après-midi du côté des plages de Ramena pour profiter du coucher de soleil.

La maison était vide et triste depuis que Nathalie était partie à La Réunion pour quelques jours. Une semaine déjà et encore une semaine puis elle sera là, dimanche prochain exactement.

Mais pour l’heure elle n’était pas là sa femme, et Doumé s’aperçut qu’il n’était plus maître de l’organe qui était son meilleur ami, mais qui le trahissait aujourd’hui depuis qu’il avait enjambé sa moto, (une 600 XR kitée supermotard précisément). Une sensation qu’il ne semblait pouvoir maîtriser et que Naïma avait remarquée en souriant tout en escaladant à son tour à l’arrière de la bécane.

Doumé bandait comme un taureau et les bosses de la piste qui menait à la plage n’arrangeaient pas les choses : l’ivresse aidant, il avait l’impression que les nombreux piétons croisés sur le bord de la piste n’avaient d’yeux que sur son short de foot enflé démesurément.

Les mains de Naïma sur ces cuisses semblaient chaudes à Doumé. De plus en plus jusqu’à devenir bouillantes, la paume de la belle sur le short de coton élastique, les doigts sur la peau bronzée et poilue de Doumé qui fixait les mains de Naïma puis ses yeux noirs mascara dans le rétroviseur. De quoi devenir fou d’excitation !

Naïma crispa alors ses mains et ses doigts s’enfoncèrent légèrement dans la chair du Corse. Une crispation peut être en réflexe au nouveau trou dans la piste de sable que Doumé n’avait pu éviter, obnubilé par les yeux de feu de la belle Sakalava.

Il voulait en avoir le cœur net : jusqu’à présent il était sûr de sa fidélité et il croyait que les filles de leur entourage, toutes copines avec Nathalie, avaient compris le message…

Mais les plans que l’on fait dans sa tête peuvent changer quand on se trouve sous le soleil de Diego, où le temps est infini et le khat mêlé de rhum peut faire tout oublier.

Ce motard roué à la conduite sportive rétrogradait alors d’un coup sec avant d’accélérer puissamment : la roue avant se leva sur quelques mètres mais surtout Doumé avait réussi son coup, les mains de Naïma étaient maintenant accrochées à son sexe plus dur encore qu’il n’avait jamais été !

Il riait aux éclats et elle aussi du coup car, à vrai dire, elle était un peu hésitante à aller plus loin. Mais le mal (ou le bien ?) était fait et ce serait dommage de revenir en arrière, là où les mains étaient encore en position décente.

« L’amour est une chose mais le vice est encore plus fort », pensait Doumé tout en appréciant la piste engagée désormais à faible vitesse. Le petit air dans la chemise, le soleil orangé qui annonçait la fin de journée, la main de Naïma qui était passée maintenant dans le short… autant de bonheurs du corps et du cœur qui l’obligeaient à rouler doucement tant la sensation était puissante et l’homme prêt à exploser.

D’ailleurs « qu’est-ce qu’on fait de mal ? » pensait-il à voix haute, ça n’était rien qu’une caresse un peu mieux que les autres, se rassurait-il, mais « une caresse que j’aimerai bien avoir tous les jours », pensait-il en silence.

Mais cette caresse terrible, semblable à une décharge électrique de grand voltage et de longue durée, allait continuer là, derrière ce rocher, où face à la mer ils allaient faire l’amour comme des fous.

* Titre inspiré du poème de Charles Baudelaire

 

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