« L’oubli est le vrai linceul des morts», prophétisait Georges Sand. Le choc des dizaines de millions de morts de la seconde guerre mondiale se réplique au-delà de l’épicentre. Et si un îlot de l’océan Indien avait été le théâtre d’une scène macabre? Et si des juifs fuyant le nazisme avaient été incarcérés plutôt que placés sous statut de refugiés? En disposant de ces êtres humains au gré de leurs colonies, les Britanniques ont fait porter à Maurice les stigmates d’une histoire qui lui était étrangère.
1940. Adolf Hitler est au pouvoir depuis sept ans et règne d’une main de maître. Le Führer a fait plier une bonne partie de ses adversaires européens et s’arroge le droit de vie et de mort sur tous ceux qui ne comblent pas ses idéaux: tziganes, handicapés… et juifs. Dès 1942, la solution finale annoncée lors de la parution de son livre Mein Kampf – Mon Combat – s’applique. Les camps de concentration sont érigés et l’assassinat de masse orchestré au sein de lieux d’une funeste célébrité, Auschwitz et Buchenwald en tête.
Les ennemis du IIIème Reich subissent délations, menaces, exécutions et incendies de synagogues. Les «chemises brunes» des fameuses sections d’assaut s’occupent alors des basses œuvres et défilent de leur costume confectionné de la main d’un certain Hugo Boss…
1600 juifs embarquent sur le Franconia
Hitler, Goering, Himmler, Goebbels. Ces noms à faire frémir la chair poussent dès lors à l’exode. Dans une Europe à genoux, les individus de confession juive enrobés de manteaux cousus d’une étoile jaune, se voient dans l’obligation de fuir le régime nazi. Les voyages en train ne mènent qu’à la mort, le bateau sera l’arche d’une liberté retrouvée. C’est ainsi qu’environ 1600 juifs d’Europe centrale embarquent pour une destination sous protectorat anglais: la Palestine.
Une Palestine ciblée dès 1917 par la déclaration Balfour où les Britanniques promettaient d’y établir un foyer national juif. Cependant, Israël ne verra le jour qu’en 1948.
Les navires atteignent le port d’Haïfa et comble de stupeur, le British Foreign Office refuse ces passagers considérés comme des immigrants illégaux. Bannis de leurs toits européens, les côtes orientales de la Méditerranée chassent également leurs espoirs. Les responsables de l’administration britannique craignent une destabilisation de la région et l’infiltration d’agents allemands au sein du contingent et préfèrent détourner les navires vers une autre colonie anglaise, l’île Maurice.
Ils avaient fui la rigueur de l’hiver et découvrent la chaleur tropicale. Les flots battent la proue de l’embarcation surplombée d’âmes hagardes. «Où va t-on? » peut-on lire sur les lèvres angoissées. Les jours se succèdent baignés d’incertitudes et de rivages africains. Tout d’abord l’Egypte et son canal de Suez, puis la mer Rouge et le littoral du Yémen avant de déboucher sur la corne de l’Afrique et l’océan Indien.
Beau Bassin au lieu d’Haïfa
Le 26 décembre 1940, deux bateaux hollandais entrent dans la rade de Port-Louis. Si le tableau de Maurice laisse imaginer un rêve éveillé, un cauchemar attend les réfugiés. Sur ordre du gouverneur britannique, ces 1600 passagers seront traités à la manière de bagnards. La prison de Beau Bassin patiente. Séparés, hommes et femmes se demandent pourquoi un tel sort leur est attribué sur cette contrée si lointaine des affres de la guerre. De plus, le climat tropical engendre des épidémies et la mauvaise hygiène fait souffrir les corps.
Alors que le monde s’embrase, que des résistants bravent les dangers lorsque d’autres collaborent, les prisonniers juifs se morfondent jour après jour.
Vient 1945. La seconde guerre mondiale s’achève et permet, enfin, aux détenus de Beau Bassin de voguer vers leur destination initiale, suite à cinq années de détention. Le 11 août 1945, le droit d’asile autorisé, le Franconia effectue la traversée inverse et quinze jours de mer plus tard, le port d’Haïfa se dessine.
Mais tous n’auront pas cette chance. Près de cent-trente individus auront succombé et seront restés sur cette terre mauricienne dont ils ne connaissaient rien hormis les barreaux. Le cimetière de Saint Martin les a accueillis, des pierres tombales si loin de Jérusalem… Un cimetière du nom de ce saint, célèbre pour avoir découpé sa cape afin de couvrir un miséreux du froid. Cette même cape de Saint Martin d’où tire son origine le nom chapelle perpétue de nos jours le devoir de mémoire.
Vous voulez en savoir plus ?
La romancière mauricienne Nathacha Appanah livre dans son roman Le dernier frère, une fresque de ce drame humain, à travers les yeux de deux enfants, paru en 2007 aux éditions de l’Olivier et ayant reçu la même année le prix du roman Fnac. Mais antérieur à cet ouvrage, on doit au roman de Geneviève Pitot, Le Shekel mauricien d’avoir porté vers le grand public cette facette méconnue de l’histoire mauricienne. Le livre témoigne du manque de compréhension de l’autorité britannique vis à vis de ces personnes retenues contre leur gré afin de dissuader les autres réfugiés juifs de suivre leur exemple. Sorti en 1998 en anglais, il a été traduit en français en 2014 aux Editions Vizavi.