Serions-nous uniquement d’insouciants narcissiques ? Notre corps est si sollicité par le marché de la Beauté qu’on pourrait croire qu’il est l’unique objet de notre désir… La vérité, comme toujours, est sans doute plus subtile…
Rassurons d’emblée le lecteur. Il ne sera pas question ici d’aborder la question métaphysique du rapport entre le corps et l’esprit. Elle est trop vaste et aussi paradoxale et insoluble que celle de la poule et l’œuf !
La seule certitude que nous pouvons avancer, et qui explique en partie la place imposante – parfois effrayante – prise par le souci du corps dans la société « moderne », c’est qu’il existe un lien indissoluble entre notre enveloppe charnelle et notre esprit. Or, fondamentalement, nous cherchons sans fin ce que nous appelons le « bonheur » et notre bien-être mental ou spirituel semble devoir passer d’abord par le bien-être de notre corps. L’expression « se sentir bien dans sa peau » n’incarne-t-elle pas trivialement ce besoin holistique ? Nous voulons tous nous sentir bien dans notre peau…
Une autre explication à la place de choix donnée à notre apparence corporelle est plus prosaïque : nous découvrons le monde avec les yeux et nous découvrons ipso facto que nous n’y sommes pas seuls. Et ce que nous voyons de l’Autre, en premier événement d’une rencontre, c’est son corps. Et le corps parle. Il dit beaucoup des autres et, inversement, dit beaucoup de nous aux autres…
Apparence n’est pas superficialité
Nous ne serions donc pas des êtres si superficiels, ou les membres d’une société si superficielle, que l’apparence deviendrait une priorité, substituant au bonheur d’être un bonheur de paraître qui suffirait à satisfaire une difficile ou vaine quête existentielle ?
Nous nous méfions de l’apparence mais est-elle un seul lieu de tromperie, de trucage, de tricherie ou bien est-elle l’expression d’une nature, d’un caractère, d’une personnalité, devenant alors une clé offerte à l’Autre pour être mieux compris(e), pour engager avec lui un franc dialogue ?
L’étymologie, ici, ne nous éclaire pas. Ou du moins n’éclaire que le versant sombre de notre proposition… Maquiller en italien se dit truccare, du français « truquer » comprenant dès l’origine une idée de triche, d’arnaque (truquer une carte, c’était la marquer pour fausser le jeu)… Maquiller vient du picard makier, dérivé du moyen néerlandais maken ( make en anglais), signifiant « faire », mais le suffixe « -iller », péjoratif, en change le sens pour devenir argotiquement une manière douteuse, pas très nette, de faire les choses (on maquille une voiture volée !)…
Reste que notre apparence est aussi une forme d’expression et, osons le croire en versant lumineux de notre proposition, de communication ! L’alphabet du corps et sa syntaxe sont vastes !
Un domaine économique tentaculaire
Si vastes que le 20e siècle du consumering et son avorton, ce début du 21e, en ont fait, en quelques décennies, les objets d’une économie tentaculaire qui semble sans limite. Et, une fois de plus, nous sommes confrontés à l’insoluble question : qui de la poule ou de l’œuf… ? Est-ce l’économie qui en fait voir de toutes les couleurs à notre corps ou est-ce nous qui le désirons et la provoquons ?
Quelle que soit la réponse, notre corps, unité centrale de notre vie programmée, le monde marchand se l’arrache et le vend en pièces détachées : cheveux, yeux, bouche, ongles, mains, pieds, hanches, cuisses, peau, muscles… Et il le fait de façon toujours plus sophistiquée, la science et l’avidité croissante aidant. Ainsi lorsqu’il y a cinquante ans nous allions simplement chez le coiffeur, nous nous rendions vingt ans après au salon de coiffure pour aller à présent à l’atelier capillaire !
Bref, il nous est tant proposé qu’on ne sait plus où donner de la tête, maquillée ou pas !
Il en est ainsi de la cosmétique, définie comme étant toute préparation non médicamenteuse destinée aux soins du corps, à la toilette, à la beauté. Les merchandisers de ce début de siècle ont même inventé la « cosmétique active » pour vendre des marques en pharmacie et parapharmacie, souvent perçues comme plus qualitatives, souvent recommandées par des professionnels de la santé.
Écologie oblige, est apparue aussi sur le marché une large gamme de cosmétiques bios naturels et efficaces, riches en huiles essentielles pour le soin du visage, du corps et… des cheveux.
La coiffure ! Autre préoccupation millénaire, elle est devenue un art d’une grande technicité impliquant différents types d’interventions : couper les cheveux, les lisser ou les défriser, les tresser, leur donner du volume, les teindre, les décolorer, les poudrer, les enduire de substances variées, leur adjoindre de faux cheveux (sous la forme d’une perruque, d’un postiche ou d’une extension capillaire consistant à augmenter la longueur des vrais cheveux) ou les ornementer de façon plus ou moins sophistiquée selon les cultures et les civilisations.
Impeccables jusqu’au bout des ongles !
Nos bien petites extrémités ongulaires sont à l’origine d’un vaste marché des soins corporels. Ainsi, la manucure va nourrir d’huile essentielle nos ongles cassés, dédoublés ou abîmés, les gommer, les masser, les couper, limer, repousser leur cuticules, les vernir et même masser notre main pour parachever notre bonheur.
Et depuis le début de ce siècle, nos ongles vivent une nouvelle aventure : le nail art (ou déco des ongles) exercé dans des « bars à ongles » ! Paillettes, figures, faux marbre, taches, décalcomanies et même piercings métalliques y sont appliqués sur l’ongle comme un véritable maquillage.
Dans le même esprit, le tatouage, pratique rituelle millénaire dans certaines civilisations, connaît en Occident un véritable engouement depuis les années 90. Il s’est mué (ou dévoyé ?) en un affichage de notre singularité. Et plus question de simples initiales ou d’un cœur gravés dans le gras de l’épaule. Le corps entier, à la maori ! s’offre à la décoration jusqu’à ses parties les plus intimes…
Nous pourrions remplir des chapitres encore d’esthétique (et de sa branche récente : la socio-esthétique vouée au bien-être des gens âgés ou des handicapés), d’huiles essentielles, de parfums, de piercings et même de mode, nos vêtement étant les plus proches compagnons de nos corps ! Les pages de La Gazette n’y suffiraient pas…
Cependant, dans l’arborescence sans limite de l’économie du bien-être physique, nous n’oublierons pas les domaines (et Maurice en regorge) où notre corps est, enfin ! considéré dans sa totalité, soit dans des activités passives de relaxation (jacuzzi privé ou public, spa, massage ayurvédique ou autre…), soit actives (yoga, fitness, sport, musculation…).
Et, cerise sur le gâteau du marché de la Beauté, comment ne pas évoquer la chirurgie esthétique, stade suprême de la transformation physique assujettie à nos désirs ?
Nous avons tant de façons, truqueuses ou pas, de modifier notre apparence, de transformer notre corps ! Puissions-nous nous en servir pour transformer notre relation à l’Autre. Nous regarder avec une curiosité admirative est peut-être une forme silencieuse de l’amour…