“Per favore…. le centuri, sedate e le tavole. Siamo prossimo da atterrire sull « isola di Nosy Be”
Sorti de sa torpeur nocturne par ces quelques mots italiens, Philibert n’en croyait toujours pas ses oreilles. Comment son île natale avait-elle pu, en si peu de temps, s’ouvrir au tourisme international au point de recevoir un vol direct chaque semaine depuis Milano, la capitale du nord de l’Italie ?
Là où les panneaux publicitaires géants vantaient les mérites d’une île ensoleillée avec tous les clichés habituels : sable blanc, pirogues colorées et jolies filles aux masques de beauté blancs et mystérieux.
Etait-ce le fruit des campagnes de communication bien orchestrées sur des panneaux 4X3 qui avaient fait prendre la mayonnaise touristique à Roma et Napoli ? Ou bien la présence d’une forte communauté italienne qui se distinguait déjà quand il avait quitté son pays voici huit années déjà ? En tous cas c’est chez eux, en Italie, qu’il avait trouvé les meilleurs tarifs aériens, quitte à faire un peu de route avant de relier Paris à Milano.
Tous ces changements Philibert les avait pressentis en restant en contact avec son pays par internet et téléphone interposés, mais les vivre était une autre histoire…
Ses oreilles bourdonnent en même temps que l’appareil déchire à une vitesse folle les derniers nuages d’un blanc ouateux comme c’est toujours le cas en cette saison des pluies.
L’île apparaît alors dans un halo merveilleux : le temps d’un éclair, celui de passer d’un nuage à l’autre, Philibert a pu la voir dans toute sa splendeur verte et rouge sur les flancs de ses nombreux volcans dont les cratères sont eux, surmontés du vert laiteux caractéristique des lacs de cratères. Sur les côtes, le ruban blanc récifal vient ceinturer le bleu turquoise des lagons qui devient jaune et ocre près des plages, comme à chaque marée basse.
Soubresauts, freinage, immobilisation de l’appareil et enfin, enfin, le jeune homme peut ouvrir grands ses yeux et ses narines : placé à proximité de la porte arrière de l’appareil, il est l’un des premiers à respirer cette atmosphère qu’il avait oubliée.
L’air y est chaud et humide et l’odeur de terre mouillée mêlée à celle, plus insidieuse, de la fleur d’ylang ne font qu’amplifier son euphorie.
Euphorie de l’atmosphère retrouvée, euphorie des retrouvailles : père, mère, frères, sœurs et cousins, tous au rendez-vous les larmes aux yeux comme il est de coutume partout sur terre.
Nous sommes au début de l’été austral, à la mi-décembre, l’époque où la saison touristique bat son plein. Il avait choisi de rentrer au pays pour les fêtes après une saison d’intérim chez le représentant parisien de l’américain Bill Games. Sa licence d’informatique en poche, Philibert n’avait pas eu de mal à trouver du boulot chez le développeur de logiciels, mais pour un temps seulement. Celui des vacances des autres employés de la société, pour un contrat à durée déterminée comme c’est devenu la norme en France mais aussi un peu partout en Europe.
Les contrats à durée indéterminés (CDI dans la jargon) étaient rares, quant à la fonction publique (qui représentait pour beaucoup de jeunes français la porte d’accès aux privilèges autrefois réservés à la Noblesse), sa nationalité malgache lui en interdisait l’accès.
Peut-être aurait-il plus de chance dans son pays, c’était une des raisons qui l’avait poussé à rentrer. L’autre raison était plus matérielle ; après plus de sept ans de galère estudiantine où les petits boulots suffisaient à peine à payer les tickets de restaurant universitaire et la chambre qui allait avec, il avait réussi en quelques mois à amasser ce qu’il considérait comme un petit trésor. La participation à un concours pour jeunes créateurs de progiciels lui avait permis d’encaisser la somme de 3000 euros, alors qu’en même temps il avait pu économiser 3000 autres euros lors des trois mois de travail intérimaire.
En outre, il avait dû quitter sa chambre d’étudiant le mois dernier tout en sachant qu’il ne pourrait jamais trouver un logement décent à Paris ni dans aucune autre ville française. Il était impossible, en ce début de troisième millénaire en France, de trouver un logement digne de ce nom sans la garantie incontournable qu’est le Contrat à Durée Indéterminée, dans la fonction publique de préférence !
Aussi, c’était le moment ou jamais de rentrer, pour voir la famille et le pays. Pour voir tout simplement.
Ses parents Hery et Yvette, qui tenaient une épicerie à l’entrée nord du chef lieu Hell Ville, faisaient partie de cette classe moyenne qui, comme beaucoup de familles, avaient pu profiter du boom touristique qui rayonnait à Nosy Be depuis une vingtaine d’années. La boutique de planches et de tôles était devenue une véritable épicerie de béton où l’on trouvait de tout à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Jouxtant celle-ci, une autre pièce de béton abritait une boutique pour touristes. C’était là le domaine de ses deux sœurs aînées Nicole et Patricia : de l’artisanat local jusqu’au maillot de bain et lunettes de plastiques ramenés deux à trois fois par an par les deux jeunes femmes depuis les boutiques chinoises de Tana.
Ces fameux Chinois, qui apparaissaient spontanément sur toute la planète, intéressaient son jeune frère Clovis. Celui-ci n’avait que vingt-deux ans mais venait d’entamer la construction d’une belle bâtisse à proximité de la maison familiale qui, comme la boutique, avait mué de la tôle vers une carapace de briques et de béton.
Ses paroles du premier soir résonnaient encore dans la tête de Philibert : « les Chinois m’achètent le kilo de trépang, le concombre de mer séché, au moins 40000 ariary et je vais les livrer à Tana quand j’en ai au moins 100 kilos, en plus je profite du voyage pour compléter ma cargaison de langoustes vivantes qui se négocient bien chez les restaurateurs de la capitale »
Il y allait environ dix fois par an et pour Philibert, le compte était vite fait : 40000 ariary, soit environ 10 euros.
Multipliés par cent, cela représentait la somme rondelette de 1000 euros à chaque voyage sur Tana. Une véritable fortune à Madagascar, d’autant plus que les frais du voyage étaient largement couverts par les langoustes transportées à l’occasion.
Grand matin, cinq heures.
La pirogue de résine équipée de deux moteurs 40 chevaux glisse lentement sur le bleu laiteux de l’océan qui domine le port d’Hell Ville.
Direction Nosy Komba, l’île sœur de Nosy Be où le béton y est encore rare et les tortues de mer aussi dociles que les « komba », ou lémuriens en langue sakalava.
C’est pour Philibert à la fois un essai de plongée avec Clovis mais aussi un retour aux sources, un sentiment d’intense bonheur où se mêlent de lointains souvenirs d’enfance, faits de rires et jeux innocents à ceux d’adolescents où l’instinct de prédation avait pris le dessus.
Prédation des poissons, tortues, langoustes et fruits de mer qui, sans exception et sans pitié étaient harponnés pour le grand bonheur de la famille qui, à l’époque, appréciait ces apports de protéines aussi aléatoires que dépendant de Dame nature.
Aujourd’hui les choses avaient changé et, pendant que Philibert usait ses pantalons sur les bancs de l’université ces dernières années, sa famille avait connu une prospérité qui la mettait aujourd’hui à l’abri du besoin.
Ses parents et ses sœurs n’avaient plus à attendre le retour de pêche des deux frères pour agrémenter le riz et le manioc de poissons ou de crustacées. Les congélateurs de la boutique en recelaient jusqu’à débord et les parties de chasse sous-marine s’étaient aujourd’hui transformées en braconnage de ces concombres de mer.
Un métier dangereux qui voyait disparaitre chaque année de nombreux jeunes de la région, mal formés par leurs discrets commanditaires asiatiques aux techniques de la plongée en bouteilles. Des risques d’autant plus grands que bien souvent, l’argent gagné rapidement était consommé en bouteilles de rhums, qui font un mauvaise mélange avec l’air comprimé, jusqu’à l’ivresse… des profondeurs.
Mais ces trépangs étaient aujourd’hui synonymes d’argent frais, d’espèces sonnantes et trébuchantes qui permettaient d’acquérir ce qui hier encore était superflu : baskets, options chromées pour le 4X4 de Clovis et bouteille de whisky le samedi soir au « Vieux port », la célèbre discothèque de Hell Ville qui avait toujours réuni touristes et Malgaches dans une ambiance bon enfant.
Le sac de jute de Philibert est maintenant rempli d’une vingtaine de trépangs de bonne taille.
Vingt mètres, puis trente mètres sont atteints sans difficulté quand Philibert aperçoit dépassant d’une patate de corail les antennes si caractéristiques de la reine des crustacées, encore un petit effort et le voilà en possession d’une belle pièce qui fait bien 2 kilos. Elle ira compléter le vivier aménagé par Clovis à proximité de la boutique avant de partir sur Tana la semaine prochaine.
Les deux frères ont prévu d’y amener le produit de leur pêche et de prendre un peu de bon temps, histoire de fêter les retrouvailles. Histoire aussi pour Clovis de convaincre Philibert de rester pêcher avec lui : la seule sortie en mer de cette matinée va lui rapporter plus que n’importe quel emploi dans le secteur des « Tics », mot à la mode que Clovis n’arrête pas d’user avec ironie.
Mais Clovis ignore encore que Philibert a déjà fait les comptes. Sa décision est prise : en surface, masque de plongée encore sur le visage, tout en planant avec le courant au-dessus des massifs coralliens, il méditait déjà : « les économies ramenées de France vont permettre d’ouvrir un magasin de matériel informatique attenant à la boutique familiale, mais tous les matins que la mer le permettra, je serai dans l’eau avec Clovis… ».