-Par Jacques Rombi
C’est quand, dans son sac, Fabio avait remplacé son appareil photo par un pistolet automatique qu’il comprît que le pays avait vraiment changé.
Précisément un 22 long Rifle à douze coups, équipé de trois chargeurs, qu’il avait acheté à son ami Stefano qui avait quitté le pays récemment. Stefano avait été victime d’une machination qui l’avait obligé à brader son entreprise. L’ami en question avait dû se débarrasser de tous ses jouets d’adulte : armes, 4X4, motocross et quad, pour récupérer un peu d’argent frais et reconstruire sa vie dans la région : à La Réunion, ou Maurice peut-être.
En tous cas, Fabio avait récupéré ce joujou dangereux en échange d’un tas de billets verts et bleus haut d’une vingtaine de centimètres. Non pas que la valeur de l’objet fut excessive, mais à cause du taux de l’Ariary, un des plus bas au monde, contraignant la moindre transaction en une montagne d’argent sans valeur à l’étranger mais qui était rapidement transformée en devises qui s’échangeaient en toute impunité sur les trottoirs de la capitale malgré les interdictions officielles.
Il espérait ne pas avoir à s’en servir, même si la situation était devenue invivable ces dernières années dans tout le pays, surtout dans la capitale : insalubrité, délinquance, incivisme, corruption et cerise sur le gâteau : montée du racisme.
Il le savait bien pourtant après une partie de sa vie à voyager autour du monde, qu’à chaque fois que le cocktail pauvreté + illettrisme touchait la majorité de la population, le seul exutoire possible était de trouver des boucs émissaires comme responsables de tous les maux.
Les règlements de compte, exécutions sommaires, lynchages par la foule aveugle avaient toujours existé dans la Grande Ile. Mais la déliquescence du pouvoir exécutif, additionnée à la corruption généralisée de l’appareil judiciaire, se traduisait aujourd’hui par une généralisation de ces pratiques barbares.
Les sorties des « forces de l’ordre » ne se limitant plus qu’à des actions zélées lorsqu’il fallait encadrer les convois des pseudo-notables : souvent politiciens de métier et leur cour composée de conseillers ripoux, putes déguisées, sorciers et apprentis sorciers pour protéger tout ce beau monde de ses propres sortilèges…
A part cela, les « forces de l’ordre» pouvaient être efficaces pour mater les débuts de rébellion lorsqu’ils éclataient dans la capitale et ses environs, mais rarement en provinces où les commissariats et gendarmerie pouvaient être pris d’assaut n’importe où et n’importe quand par la foule réclamant une justice populaire pour cause de Justice défaillante.
Toutes ces analyses, Fabio les avait déjà faites depuis longtemps, mais ce qui l’inquiétait le plus au quotidien c’était de heurter un piéton dans l’anarchie urbaine de cette capitale en proie au chaos. Tous les jours voyaient ses convois de pauvres gens déshérités qui, après avoir brûlé et saccagé leurs terres, venaient en ville pour y chercher de quoi survivre. Pour ces milliers de paysans qui remplissaient les bidonvilles jusqu’à l’implosion, la route n’était jusqu’alors qu’une vague limite balisant leur campagne. Depuis leur province isolée, elle n’était qu’une bande de goudron loin de leur terre que l’on rejoignait à pied les samedis pour participer aux marchés et écouler quelques produits. Là-bas le trafic automobile était rare et ne demandait pas d’attention particulière.
En ville au contraire le danger était partout mais les habitudes restaient les mêmes et la route se traversait toujours en courant, comme à la campagne, sans même regarder d’un côté ni de l’autre. Dans ces conditions les accidents étaient fréquents et le coupable toujours le même : l’automobiliste qui pouvait alors devenir la proie sans défense de la foule en furie, surtout s’il était « différent », blanc-européen ou blanc-indien, peu importe !
Depuis quelques mois, il avait fait le choix de ne plus conduire pour éviter ce risque permanent et comme beaucoup d’autres, il avait embauché un chauffeur. Mais le pistolet était toujours dans son sac au cas où !
Arrivé au bureau, une animation inhabituelle occupait le hall et sa secrétaire semblait libérée à la vue du boss : « ces gens-là sont du Bureau de contrôle de la Carte d’Identité Professionnelle des Etrangers. C’est toi qu’ils attendent ».
Pas moins de quatre personnes s’étaient dérangées pour voir le Vazaha. Du nom qui désigne l’étranger en général et le « blanc » en particulier, toujours soupçonné d’entretenir de vagues pratiques colonialistes et qui doit désormais payer pour cette insolence séculaire.
Il peut d’autant plus le faire que ses poches sont toujours pleines comme le dit la rumeur bien ancrée dans la tête des gens depuis leurs plus tendre enfance.
Ce mauvais patron n’était pas en règle puisqu’il avait omis de renouveler sa carte à temps !
Le petite chef du commando allât droit au but dès qu’ils furent tous réunis dans le bureau de Fabio : « une loi datant de 1962 est très claire : le non renouvellement à temps de cette carte peut se traduire devant la Justice et peut même vous amener à la prison… »
Fabio avait l’habitude de ce genre de délégation menaçante. A chaque fin et début d’année, c’était le défilé dans son bureau de sombres représentants de ministères qui venaient réclamer une participation pour une tombola ou un bal à la con.
Inlassablement, il répondait avec le sourire en proposant des cadeaux plutôt que de l’argent. Intervenant dans le secteur des nouvelles technologies, il avait l’art d’endormir ces racketteurs en cols blancs en leur proposant des cadeaux incompréhensibles pour eux comme « un mois de publicité sur notre site internet au gagnant de la tombola ». Des cadeaux qui étaient loin des espérances puisque seul l’argent frais intéressait ces délégations corrompues.
Là c’était différent et l’on sentait que la cheftaine, en voulait aux vazahas, aux hommes, au monde entier peut être…
Fabio avait changé lui aussi car l’ambiance bon enfant entretenue naguère entre les entrepreneurs et les représentants de l’administration s’était trop dégradée ces derniers temps. Il répondit en gardant son calme : « J’ai bien compris votre manœuvre : combien ? ». L’ambiance fut immédiatement détendue et les visages de ces mendiants mal costumés se décrispèrent. Celui qui était certainement le sous-chef, un sexagénaire au costume élimé crût bon d’ajouter : « ah vous savez, après vous pourrez compter sur nous si vous avez des problèmes… »
La phrase de trop pour Fabio. La pression montât net : lui, le franco-italien qui avait grandi dans la banlieue de Naples puis de Marseille, les connaissait les vrais protecteurs. Ceux qui pouvaient vraiment faire chanter les puissants hommes d’affaires comme les politiques et qui ne ressemblaient en rien à ces petits chefs d’opérettes, ces mendiants éhontés.
Il répondit sans trop réfléchir : « vous n’aurez rien, envoyez-moi vos petits copains et j’enverrai les miens ». Il se levât alors pour leur ouvrir la porte mettant fin sans autre commentaire à l’entretien.
Malin, il avait enregistré la discussion sur son smartphone pour servir de pièce à conviction en cas de problèmes futurs.
Mais il savait bien que la seule façon d’éviter le racket dans ce pays était de se faire racketter par un autre : en l’absence de vraie justice la seule façon de faire valoir ses droits et non-droits était de faire jouer les relations, sans oublier de les arroser grassement bien sûr.
Un cercle vicieux qui semblait infini, et qui se répétait sans cesse partout : depuis la petite gargote qui profite de la complicité d’un employé du service de l’eau et de l’électricité arrosé au passage d’un petit billet, jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat où le racket sur les hommes d’affaires et les investisseurs peut prendre des proportions dramatiques : enlèvements et assassinats n’étant en règle générale jamais élucidés comme il se doit dans tout régime sans foi ni loi…
En tous cas, Fabio avait le choix : continuer à jouer ce jeu hypocrite dans lequel il resterait un acteur et spectateur du drame qui se joue là depuis des décennies, ou partir une nouvelle fois vers de nouveaux horizons.
Il lui fallut moins d’une semaine pour quitter son logement, donner les clés du bureau à sa secrétaire qui allait continuer à gérer la petite équipe pendant son absence à durée indéterminée.
Puis encore une autre semaine pour brader ses jouets à son tour et rejoindre Stefano à l’Ile Maurice.
*Veloma : Au revoir !